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[CRITIQUE] Creative Control : Flaubert à l’époque de Tinder

Ouverture dans des bureaux chics, arborés par des hommes et des femmes élégamment vêtus, Creative Control semble, dès les premières images, lorgner davantage du côté de Madmen, que de Black Mirror. De manière extrêmement élégante, limpide dans son classicisme, l’introduction a la roublardise de nous séduire par son écrin raffiné, au beau milieu de la jeunesse dorée new-yorkaise.

Critique avec spoiler

On ne badine pas avec l’Amour

Genre traditionnellement codé , l’anticipation fait ici un pas en avant considérable, et trouve un traitement intelligent, et plutôt inédit dans l’histoire de la science-fiction.
En effet, quand certains s’obstinent – et ce malgré l’écriture alarmiste propre au genre – à faire de leur fascination pour les nouvelles technologies un horizon indépassable, ce premier film, au contraire, traite de la réalité augmentée non pas comme une évolution, mais comme une prolongation des réflexions initiées par Flaubert, sur l’inconstance du sentiment amoureux. Un exemple simple : les trois principaux protagonistes se nomment David, Juliette et Sophie, noms clairement inspirés par une tradition littéraire européenne.

David, jeune chargé en communication pour l’une des plus grandes marques de réalité augmentée, est désigné par ses supérieurs afin de tester un nouveau modèle de lunettes révolutionnaires. Afin de trouver les arguments qui lui permettront de trouver la bonne formule commerciale à ce prototype, le jeune cadre décide de porter ces lunettes en permanence. Très rapidement, il découvre l’option la plus fascinante de l’interface incrustée dans les verres ; en filmant la silhouette de passants via la caméra intégrée, il est possible par la suite de les modéliser virtuellement, et de leur ordonner de faire ce qu’il plaira à l’utilisateur. Fasciné par Sophie, jolie blonde aux cheveux courts à la sensualité troublant , David ne pourra s’empêcher de générer un avatar de la jeune femme pour assouvir ses désirs les plus honteux. Pendant ce temps, Juliette, compagne de David, aura du mal à interpréter la distance progressive instaurée par son mari au fur et à mesure de son expérience. De nature stable et courageuse, elle se rendra compte à partir de là que tout son entourage expérimente également une existence bien plus moderne que la sienne, une forme de « hippisme connecté », à base de consommation à outrance de luxure, d’écologisme neuneu et de spiritualité new age.
Un par un, les concepts définitivement old-school défendus par la jeune femme s’effondrent, sa bulle idéologique éclate. Trop confiante dans son idéal du couple monogame et fidèle, elle prendra conscience de la désuétude de son modèle, en se confrontant à la sphère d’autrui.

Derrière les verres

Les lunettes, en tant qu’outil technologique, mais également de mode, sont très intéressantes dans l’orientation très judicieuse du design choisi. Monture épaisse en écailles et forme arrondie très à la mode dans les années 2010, le film a d’une part l’intelligence d’associer la technologie à une culture hipster on ne peut plus contemporaine, et d’autre part cette idée que l’outil apparaît moins comme technologie révolutionnaire (façon Apple) que comme révélateur de la nature des hommes modernes ; une vie faite de vapeurs passionnelles, de frustrations enfouies et de lubies interchangeables – précisément – comme une paire de lunettes.

Traditionnellement, l’anticipation agit moins comme transformation du réel que comme hypertrophie du quotidien. Dans une économie très élégante, parfois à la lisière de la comédie romantique à la Woody Allen, Creative Control cultive son décalage jusqu’à dans ses choix photographiques ; un noir et blanc contrasté magnifique, dont l’allure a tendance à figer le corps dans l’espace, à développer cette impression tragique que, malgré les mutations liées à la modernité, les passions bourgeoises demeurent les mêmes à travers les temps, à la différence que l’ultra-consumérisme, la culture acharnée du nombril, et la dissolution de ces garde-fous qu’incarnaient les valeurs traditionnelles, rend cette vérité, à terme, aussi transparente que du verre.

La chair des chimères

David, occupé pendant la majorité du temps à peaufiner, et à préciser l’image numérique de la femme qu’il désire (Sophie), parvient enfin à générer le simulacre parfait, plus vrai que nature.

A l’occasion de cette apparition chimérique, la couleur contamine soudainement l’image, dévoilant dans un « effet subjectif de réalité » l’étrange vanité attachée à la chair. A travers cette vision colorée transpire une idée terrible et inéluctable ; les réalités se sont définitivement inversées pour David. Individualisme à son sommet, personnalisation du désir, le jeune homme est enfin débarrassé des complexités inhérentes à la rencontre, à la séduction, à la vie de couple, c’est à dire ; toutes ces rugosités inhérentes à l’existence matérielle.

Finalement viré de son job, car rongé par son obsession virtuelle, David est de retour à la maison la queue entre les jambes, enfin débarrassé de cette paire démoniaque.

En se confrontant enfin à sa compagne, il entrevoit un instant, dans ses yeux, la sublime complexité de son être, et ce pourquoi on s’imagine qu’il eût le désir de s’engager initialement. Dans un sursaut vital, le jeune homme exprime la folle idée de partir loin de la ville, dans la nature, afin de repartir sur de nouvelles bases saines et naturelles.

Mais son smartphone finit par sonner, le chant des sirènes capitalistes se manifeste. il décroche, son regard change. A sa g rande surprise, David retrouve son travail. Il regarde alors Juliette mollement, recouvrant ce regard de mort-vivant qui le caractérise. Finalement, tout ça n’était qu’une nouvelle vapeur.

Avec une force implacable donc, et sous couvert d’un vernis humoristique doux-amer, Creative Control fait la peinture sans concession d’une génération rongée par le nihilisme de son époque.

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Arthur
Arthur
Chroniqueur lunaire et fervent croyant aux forces primitives du cinéma, il considère l'expérience d'un film comme un voyage à l'intérieur du cerveau de son créateur.

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